Exproprier Big Pharma
À travers le débat que suscite la crise liée au Covid19, la question de l’industrie pharmaceutique occupe une grande place, le plus souvent en lien avec le problème des brevets. Mais l’importance de cette industrie et le rôle qu’elle joue dans la prise de décision publique contraint à élargir le débat au-delà de la seule question de brevets. Cet article vise à redonner quelques aspects des politiques des Big Pharma, auxquelles collaborent le plus souvent les pouvoirs à la botte du grand capital. Et sans exception, le gouvernement Macron.
L’industrie pharmaceutique est aujourd’hui constituée de grands monopoles. Big Pharma désigne communément les premiers groupes qui contrôlent la majeure partie de la fabrication des produits pharmaceutiques (les cinq à vingt premiers groupes). Parmi le Top 10, on trouvait notamment en 2019, plusieurs groupes états-uniens (Pfizer, Johnson et Johnson, Abbvie, Merck &Co, BMS), deux groupes suisses (Roche et Norvatis), un groupe français (Sanofi), un groupe britannique (GSK) et un canadien (Takeda). Le chiffre d’affaire annuel de l’industrie pharmaceutique la place en 3e position, derrière le secteur bancaire et l’industrie pétrolière, devant l’industrie de l’armement, et montre la puissance des Big Pharma. Le Top 5 des Big Pharma réalisait en 2019 40 % du chiffre d’affaire pharmaceutique mondial, et 66 %pour le Top 10. [1]
Tout comme l’immense majorité des industries, l’objectif de l’industrie pharmaceutique est d’engranger le maximum de profits dans le cadre d’un système économique capitaliste, et souvent au détriment du coût humain ou financier pour les populations et notamment, en France, pour la sécurité sociale. Certes des législations existent. Mais les multiples scandales qui ont eu lieu ces dernières décennies montrent à quel point ces législations sont insuffisantes et qu’au-delà le problème est intrinsèquement lié au statut privé de ces entreprises. C’est ce que visent à illustrer les différents aspects de la politique des Big Pharmas présentés comme suit.
1. Contrôle sur le choix des produits fabriqués
Les pénuries de médicaments recensées en France sont passées de 404 en 2013 à 1200 en 2019, soit trois fois plus en six ans. Cette pénurie est orchestrée par Big Pharma : la principale raison en est le faible profit que leur rapporte certains médicaments. En effet, la pénurie vise essentiellement des médicaments vendus peu cher (trois-quart de ces médicaments recensés coûtent moins de 25 euros et un quart moins de 4 euros) et importants pour les soins. Avec l’épidémie de Covid-19, la pénurie a atteint 2400 médicaments en 2020. [2]
De fait, la recherche du profit conduit l’industrie pharmaceutique à privilégier la recherche de « blockbusters » : des produits brevetés générant plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaire par an. Il peut s’agir de produits vendus à une très large population ou ciblant un marché plus petit mais concerné par une maladie grave (comme un cancer).
En outre, une partie de la recherche des industries est également consacrée à l’élaboration de médicaments Me-too : des copies de médicaments à la formule légèrement modifiée pour pouvoir les breveter. [3]
2. Contrôle sur les prix des produits fabriqués
La recherche de profit et la puissance des monopoles permettent aux Big Pharma d’imposer des prix de vente très éloignés des prix de production. En témoignent trois exemples : le Sovaldi, un traitement de l’hépatite C (3 à 5000 nouveaux cas par an), le Kymriah, un traitement permettant de soigner certaines leucémies réfractaires à la chimiothérapie (une cinquantaine de cas par an), et le Lantus, un analogue de l’insuline utilisée dans le traitement du diabète (3,5 millions de diabétiques traités par médicament en France en 2019).
Le traitement contre l’hépatite C a été mis au point par un jeune laboratoire, Pharmasset, qui est aussitôt racheté en 2011 par Gilead (pour 11Md de dollars). Ce traitement, qui dure 3 mois, arrive sur le marché fin 2013, sous le nom de Sovaldi. Gilead le vend alors 84 000 dollars aux États-Unis, 41 000 en France : au vu du prix, il ne peut être réservé qu’aux malades ayant un stade avancé de la maladie. En 2017, Gilead baisse le prix en France à… 24 000 euros (le prix d’un comprimé passe ainsi de 488 à 285 euros). [4]
Commercialisé en 2018, le Kymriah est une thérapie génique qui permet de soigner certaines leucémies. Son coût de production est estimé à 20 000 euros. En Europe, Novartis qui en a acheté le brevet et l’a commercialisé, le vend 320 000 euros par malade [5]. Fin 2019, le prix est abaissé, après négociations, à 299 666 euros…
En 2003, Sanofi commercialise le Lantus, un analogue de l’insuline (« insuline glargine »). Lors de sa mise sur le marché, le prix est 50 % plus élevé que celui de l’insuline (« insuline humaine »). Pourtant, la Haute Autorité de Santé expliquera en 2014 que cette molécule ne présente pas d’avantage clinique démontré par rapport à l’insuline précédemment utilisée. Mais en dix ans, Sanofi aura réalisé près de 35Md d’euros de chiffre d’affaire grâce à ce blockbuster (ou produit phare, vendu également à l’étranger). En 2015, le brevet de cette molécule tombait, ouvrant une autre phase dans l’histoire de ce produit. [6]
Martin Shkreli, alors PDG d’un laboratoire qui a augmenté le prix d’un médicament, le Doraprim, de 5000 % (ce qui fera scandale) résume avec cynisme : « dans la santé, l’évolution des prix a peu d’effets sur l’évolution de la demande », « nous vivons dans une société capitaliste avec des règles capitalistes, et ce que veulent mes investisseurs, c’est que je fasse un maximum de profit. » (interview à Forbes, mars 2016) [7]
3. Entente entre monopoles
Comme dans toutes les branches de l’industrie, l’existence de monopoles permet des ententes, au détriment des malades ou de la sécurité sociale. Dans le cadre de l’industrie pharmaceutique, le scandale de l’Avastin est emblématique.
Ce médicament a été lancé en 2004 par la société Genentech dans le cadre du traitement de certains cancers. En 2005, son rôle dans le traitement de la DMLA (Dégénérescence Maculaire Liée à l’Age, une maladie qui est la première cause de cécité dans le monde, avec 1 millions de cas en France) est découvert. Les ophtalmologues commencent alors à utiliser l’Avastin (une injection par œil), vendu par l’industrie sous forme de flacons et reconditionné en pharmacie sous forme de seringues, le prix d’une seringue coûtant environ 50 euros. Son utilisation se fait hors Autorisation de Mise sur le Marché.
En parallèle, Genentech lance en 2006 un nouveau produit le Lucentis pour traiter la DMLA qui obtient une Autorisation de Mise sur le Marché : une seringue est alors vendue 1100 euros (contre 50 euros pour la seringue d’Avastin).
Les industriels Norvatis et Roche s’associent alors pour dénigrer de concert l’utilisation de l’Avastin dans le traitement de la DMLA, afin d’entraver son utilisation, ce à quoi ils parviennent. Pourquoi cette association ? L’industriel Novartis a acheté la licence du Lucentis et en est distributeur. Quant à l’industriel Roche, qui a racheté Genentech, il est distributeur de l’Avastin et perçoit en outre des redevances des ventes de Lucentis, en tant que donneur de licence. Cette entente pour « pratique abusive » leur vaudra plusieurs amendes (180 millions d’euros en Italie en 2014, 440 millions d’euros en France, en 2020) [8]. Mais de là à changer les pratiques… : en 2018, le Lucentis est le deuxième médicament qui a coûté le plus cher à la Sécurité sociale (0,42 milliards d’euros, l’injection ayant baissé à 737 euros).
4. Contrôle de l’Évaluation des produits fabriqués
Les scandales du Stalinon (1954) et du Thalidomide (1961) ont amené les États à modifier les modalités d’évaluation des produits pharmaceutiques. Cette réglementation est transcrite en 1967 dans l’ordonnance de l’Autorisation de Mise sur le Marché (AMM). En 1988, une première loi réglementant les essais cliniques, la loi Huriet-Sérusclat, est votée. D’autres réglementations suivront. En 1973, le Centre National de Pharmacovigilance voit le jour.
Toutefois, le mode d’évaluation des produits pharmaceutiques permet aux industriels de modifier les résultats des essais cliniques. Ainsi lors des essais cliniques de l’Avandia, un anti-diabétique, les accidents cardio-vasculaire ont été écartés. L’industriel GSK sera poursuivi aux États-Unis concernant la fraude sur ce blockbuster et sur d’autres médicaments : en 2012, il écopera d’une amende de 3Md de dollars. [9]
Sans pour autant toujours les accuser de tricher ouvertement avec les données (protocoles ou résultats), plusieurs articles, comme celui de Lundh et al. (2017) suggèrent que les études menées sur des médicaments ont plus souvent des résultats favorables lorsqu’elles sont sponsorisées par une industrie pharmaceutique. En 2015, Richard Horton, le directeur du journal médical The Lancet écrivait : « Une grande partie de la littérature scientifique, la moitié peut-être, pourrait être tout simplement fausse. » [10]
Concernant la pharmacovigilance, celle-ci est un outil pour suivre les produits pharmaceutiques une fois mis sur le marché. Toutefois, un phénomène de sous-notification existe. En outre, plusieurs scandales ont montré comment certains groupes pharmaceutiques cherchaient à minimiser ces effets indésirables.
En France, le scandale du Médiator et celui du Dépakine en sont illustratifs. Concernant le Médiator, un anti-diabétique également utilisé hors AMM comme coupe-faim, le laboratoire Servier qui le distribue a mené toute une campagne pour en minimiser les effets indésirables (problèmes cardiaques). Concernant le Dépakine, un anti-épileptique, Sanofi est accusé d’avoir peu averti des effets indésirables constatés sur les femmes enceintes, dont nombre d’enfants présentent des malformations et troubles comportementaux.
Enfin l’écriture d’articles fantômes n’est pas une pratique étrangère à l’industrie pharmaceutique. Ce fut le cas notamment de l’industrie Wyeth (rachetée par la suite par Pfizer), dont les études fantômes consignées dans certains de ses articles avaient pour objectif de minimiser les effets cancérigènes d’un traitement hormonal de substitution vendu aux femmes ménopausées. [11]
5. Fidélisation et élargissement de la clientèle
L’augmentation de la clientèle et sa fidélisation sont deux paramètres sur lesquels les Big Pharma comptent pour augmenter leurs profits. Quitte à ce que, parfois, les méthodes utilisées entraînent des effets néfastes sur les populations.
Cette fidélisation peut passer par la pharmacodépendance : l’actuelle crise des opioïdes aux États-Unis, des anti-douleurs responsables d’addiction, en est un exemple dramatique (70 000 morts par overdose liés à ces opioïdes en 2020) [12]. L’industriel Johnson et Johnson vient d’accepter, avec trois gros distributeurs de médicaments, de régler 26 milliards de dollars pour que les poursuites à son encontre s’arrêtent.
Le façonnement de maladies n’est pas une pratique étrangère à l’industrie pharmaceutique. Pour exemple, l’abaissement du seuil de la pression artérielle pour déclarer une hypertension a permis de largement augmenter le marché des anti-hypertenseurs (augmentation qui se chiffre en milliards de dollars pour les Big Pharma). Le dépassement de seuils de cholestérol a également pour conséquence une très forte sur-consommation de statines, des anti-cholestérol.
L’élargissement du marché visé par un médicament passe aussi par le marketing incitant à utiliser ce médicament hors AMM. Ce fut le cas du Médiator, prescrit près de deux fois sur trois comme coupe-faim quand son AMM avait été obtenue pour traiter le diabète.
6. Influence des prescripteurs et des politiques publiques, contrôle de l’information...
L’influence sur les médecins s’effectue via les visiteurs médicaux, dont le rôle est de faire la promotion de médicaments. Ces visiteurs (ou délégués) peuvent aussi effectuer des petits cadeaux, allant du stylo aux invitations à dîner ou subventions pour aller à un congrès. Quelques milliers d’euros par an pour les médecins généralistes, quelques centaines de milliers d’euros pour les médecins spécialistes.
Mais l’influence, ou corruption, passe en majeure partie via l’enseignement et la recherche : par la demande de signer, contre rémunération, un article faisant la promotion d’un médicament (préalablement écrit par l’entreprise), par l’invitation à siéger dans des comités consultatifs, bureaux de conférenciers, par la réception d’honoraires, de bourses de recherches ou de subventions d’enseignements. Big Pharma façonne ainsi nombre de chercheurs, leur assurant une notoriété, et promeut leur ascension. Ils deviendront des « KOL » (« Key Opinion Leader »), des leaders d’opinions (et de produits pharmaceutiques) pour leurs confrères et les sociétés dites savantes. Des sociétés qui à leur tour émettent des recommandations thérapeutiques, reprises… par les Agences de santé gouvernementales, qui s’entourent également de ces mêmes KOL (nommés alors « experts »). [13]
Les KOL sont ainsi des mercenaires. Grâce à eux, l’industrie pharmaceutique tient indirectement la plume des prescripteurs, mais également les agences de santé publique. La baisse du financement public de la recherche ne fait qu’accroître toute cette corruption.
Les institutions étatiques sont également directement ciblées par le lobbying pharmaceutique, en lien parfois avec d’autres entreprises ou fonds du secteur privé (comme McKinsey). Et certaines agences, comme la FDA (Food and Drug Administration) aux États-Unis sont en partie subventionnées par l’industrie pharmaceutique. Tout ceci n’est pas sans conséquence : lors du scandale du Vioxx, un anti-inflammatoire, nombre de voix se sont élevées pour dénoncer la faible réactivité de la FDA qui était au courant des effets indésirables. Dans la même veine en France, l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament) a été condamnée en 2021 pour avoir tardé à suspendre le Médiator. Cet été, une enquête interne à la FDA a été lancée suite à l’obtention d’une autorisation de mise sur le marché d’un médicament anti-Alzheimer, alors qu’un comité scientifique ad hoc s’était exprimé contre.
6. … dans toutes les strates de la société
Et cette corruption s’installe dès le début des études de médecine : les étudiants sont également influencés par ces KOL, en plus des actions directes de l’industrie pharmaceutique via l’offre des petits cadeaux, de repas, d’invitation à des conférences...
La publicité et le contrôle de médias spécialisés (via des subventions notamment) ne vise pas seulement à influencer les médecins. Elle vise aussi les médias grand public et la divulgation d’information (ou de désinformation) via les réseaux sociaux. Des espaces où les KOL interviennent également.
Certaines méthodes de désinformation reprennent la stratégie mise en place par les Big Tabacco révélée dans les années 90 : semer le doute afin de s’asseoir sur le principe de précaution (un doute qui profita par exemple au Mediator). D’autres reprennent des stratégies plus récentes, développées avec l’essor d’informations sur Internet : fonder des associations citoyennes ou les subventionner, en être partenaire (comme c’est le cas de la Fédération Française des Diabétiques), ou y disposer de membres actifs ayant des liens ou conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique ; ou exercer son influence sur des « influenceurs en ligne », parfois vulgarisateurs de science. [14]
Lier les combats
Ces différents aspects (non exhaustifs) de la politique des Big Pharma se retrouvent dans d’autres branches de l’industrie, comme l’industrie agrochimique ou énergétique (avec l’utilisation de molécules potentiellement dangereuses). Toutefois, elle s’en distingue notamment par deux aspects : le produit fabriqué est administré directement à une personne qui en attend un effet bénéfique, supérieur au risque ; leur prix a peu d’effet sur l’évolution de la demande (du fait de leur nécessité et de la prise en charge souvent collective du prix du produit).
Le démantèlement de la recherche publique et des hôpitaux a entraîné une imbrication énorme entre les structures publiques et les entreprises privées, rendant peu efficaces certaines évolutions positives de la législation (comme la déclaration des liens d’intérêts financiers entreprises-médecins). Ainsi la seule solution pour mettre fin à cette imbrication du privé dans les hôpitaux et la recherche, dans la médecine générale, est celle de l’expropriation de ces trusts. C’est à dire la nationalisation sans indemnité ni rachat et leur gestion sous contrôle des travailleurs. Se concentrer, comme le font nombre de syndicats, sur la demande de levée de certains brevets et de la création d’un « pôle public du médicament », revient à évacuer les problèmes de fond sans les résoudre.
La législation concernant les produits pharmaceutiques a une histoire, souvent façonnée à la suite de scandales sanitaires, et va fréquemment à l’encontre des intérêts de l’industrie, qui est favorable à moins de réglementations. Ainsi la phase 3 d’essais cliniques s’est jusqu’alors toujours effectuée sur des volontaires, au consentement éclairé. L’obligation vaccinale actuelle contre le Covid19, imposée par le gouvernement marque un recul dans les règles sanitaires jusqu’alors en place : les vaccins contre le Covid19 ont obtenu une AMM conditionnelle dans le cadre de la phase 3 des essais cliniques et cette phase 3 est toujours en cours [15]. Sans juger du rapport bénéfice/risque des vaccins actuels, ce recul profite sans conditions à l’industrie pharmaceutique et crée un précédent ; il crée une brèche dans laquelle Big Pharma risque de s’engouffrer. L’obligation vaccinale actuelle contre le Covid19, parce qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une AMM conditionnelle, met à mal une réglementation sanitaire déjà fragile et est utilisée pour licencier des salariés, doit ainsi être combattue. Il en est de même du Pass sanitaire qui, notamment, force nombre de personnes à la vaccination.
Laure Jinquot, le 9 août 2021
Article publié dans la revue L’Émancipation syndicale et pédagogique et sur le site national Émancipation tendance intersyndicale
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