De l’évaluation des compétences à la casse des diplômes nationaux et du statut

En mai 2010, la revue L’émancipation syndicale et pédagogique publiait un article sur l’introduction des "compétences" à l’école et leur évaluation. L’article mettait en évidence les liens entre les réformes de l’Enseignement (et notamment l’introduction des compétences à l’école) et l’offensive contre les diplômes sur lesquels s’appuient les qualifications et acquis de salariés inscrits dans les conventions collectives et les statuts nationaux des personnels (dans la Fonction publique).

On peut mesurer aujourd’hui le chemin parcouru : avec le développement du "parcours individuel de l’élève", la liquidation du bac national, se développe la marche à l’individualisation des salaires et à la casse du statut via la contractualisation.

L’évaluation des compétences : quels enjeux ?

La vague de réformes de l’enseignement qui touche toute l’Europe met en cause les systèmes d’enseignement publics, gratuits. Les établissements scolaires publics sont de plus en plus remplacés par des réseaux d’établissements autonomes, diversifiés et qui sont mis en concurrence.

Toutes ces "réformes" ont une même approche : l’enseignement doit permettre d’acquérir des "compétences de base", "des compétences transversales". "L’approche par compétences" (APC) et "l’évaluation des compétences" doit devenir la règle sur laquelle se fonde tout enseignement. Élèves, enseignants, établissements doivent être soumis à des procédures d’évaluation.

La notion de compétence fait l’objet d’une vaste littérature. Un article des Cahiers pédagogiques (n° 476, novembre 2009) indique que "sa définition donne lieu à bien des discussions entre chercheurs". L’article tente de réaliser une "synthèse opérationnelle" des définitions du monde universitaire ou de l’entreprise :

"Une compétence est un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de savoir être, permettant de mobiliser à bon escient des ressources internes et externes dans le but de répondre de façon appropriée à une situation complexe et inédite".

Présentée comme une nouvelle pédagogie, l’approche par compétences permettrait de remédier à l’échec scolaire. La réalité est tout autre. La notion de compétence prend son origine dans le monde de l’entreprise. À quels objectifs économiques et sociaux répond-elle ? Et quelles sont les conséquences en matière de connaissances, de programmes, de diplômes de cette "approche par compétences" ?

"Gestion des ressources humaines" et "réformes" de l’enseignement

Au début des années quatre-vingt-dix, la "gestion des ressources humaines" remplace "l’administration du personnel", qui englobe recrutement, rémunérations, formation, carrières et compétences, gestion sociale du personnel et évaluation des compétences.

"Compétences", "capital humain" appartiennent au vocabulaire du "management". Cela rappelle que dans le cadre de l’économie capitaliste, le travail est une marchandise qui se vend et qui s’achète. "Valoriser les ressources humaines" est le moyen pour le patronat de s’accaparer une plus grande part de la richesse produite par le travail salarié soit en intensifiant ce travail, soit en augmentant la productivité, soit en allongeant la durée du travail (journalière, hebdomadaire, annuelle, sur une vie), soit par une combinaison de ces facteurs. Autant de moyens pour accroître le profit capitaliste.

Dès la fin des années quatre-vingt une multitude de rapports et d’ouvrages affirme les nouveaux besoins du patronat : "Nous devons prendre des initiatives politiques. (...) Elles consistent à briser les règlements, droits acquis, habitudes administratives, corporatismes publics, structures d’enseignement mis en place depuis des années et typiques de l’État providence" [1]. En1989, un rapport de la Table ronde des industriels européens (ERT, European Round Table) exige "une rénovation accélérée des systèmes d’enseignements et de leurs programmes", car "l’éducation et la formation sont considérées comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise".

En France, la loi Aubry de 1991 crée le "bilan de compétences" : cet outil au service des employeurs permet d’analyser les compétences professionnelles et personnelles, d’un salarié ainsi que ses aptitudes et sa motivation, afin de définir un projet professionnel et, le cas échéant, un projet de formation.

La notion de "compétences" est introduite dans les systèmes scolaires aux États-Unis, puis dans les États francophones (Québec, Pays-Bas, Belgique…). Dès 1997, la réforme de l’enseignement en Belgique utilise "l’approche par compétences" pour "amener les élèves à s’approprier les savoirs et à acquérir des compétences les rendant aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place dans la vie économique, sociale et culturelle"  ; bref mettre l’enseignement au service de la "vie économique".

Minc, Boissonnat… et les "think tanks" du patronat français

En 1995, suite au rapport Minc, la commission Boissonnat publie Le travail dans vingt ans. Tout y est : le nécessaire dynamitage du Code du travail et de l’enseignement public, la méthode pour y parvenir ("un nouveau partenariat social") et les différents scénarios possibles… Tous les autres rapports sur l’école (Fauroux en 1997, Thélot en 2004…) ne feront que préciser en ce sens.

Dans le même temps, l’OCDE multiplie les rapports (La flexibilité du temps de travail en 1995 ; Quel avenir pour l’école ? en 2001...). Entre 2000 et 2006, les instances de l’Union européenne approuvent un cadre de références pour les "compétences-clé" nécessaires à "l’apprentissage tout au long de la vie, au développement personnel, à la citoyenneté active, à la cohésion sociale et à l’employabilité".

École et société

Jamais l’enseignement n’a été conçu ni dispensé en dehors de conditions économiques et sociales précises. Ainsi, l’école élémentaire de Guizot à Jules Ferry doit-elle assurer la socialisation et l’instruction des jeunes selon les besoins de la bourgeoisie républicaine et nationaliste. Après 1945, l’essor du secondaire va de pair avec la période de croissance économique ; mais il est aussi le produit des combats de la classe ouvrière et de la jeunesse pour "le droit aux études" : en 1967-68 la jeunesse se mobilise contre le plan Fouchet qui cherche à canaliser l’afflux de bacheliers à l’université.

Affirmant qu’ils veulent faire face aux difficultés des élèves, les gouvernements masquent la cohérence globale des "réformes". Certes, nombre de difficultés sont d’origine sociale ; elles sont aussi le produit des réformes antérieures. Vouloir y remédier est parfaitement légitime. Mais tel n’est pas l’objectif des "réformes" en cours : elles veulent répondre aux nouveaux besoins des entreprises.

Les nouveaux besoins du capitalisme en crise

Depuis la fin des années 70, la bourgeoisie, partout dans le monde, a engagé une importante offensive pour préserver son taux de profit. Parmi les moyens mis en œuvre : limiter et si possible réduire les coûts de formation initiale et continue, permettre une meilleure adaptabilité des salariés aux évolutions techniques, mettre les salariés en concurrence en disloquant les diplômes référencés dans les conventions collectives au profit de compétences individualisées…

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La valeur de la force de travail inclut à la fois les rémunérations directes versées aux salariés (salaires, congés payés, primes…) mais encore et tout autant les cotisations sociales (assurance maladie, assurance accident, indemnités chômage, retraites…) et les charges fiscales liées aux salaires. Le coût de l’enseignement (formation initiale et formation continue) en est partie intégrante.

Le patronat exige d’en finir avec ce qu’il appelle "les rigidités du marché du travail" afin d’augmenter le taux plus-value à l’origine du profit capitaliste. C’est le sens des exonérations de cotisations sociales, des "réformes" des différentes branches de sécurité sociale.

La mise en cause du droit aux études (enseignement gratuit), du droit à la formation (gratuité de la formation initiale et formation continue payée par l’employeur) va dans le même sens (le budget de l’État doit avant tout servir à renflouer les banques et les entreprises en faillites). Depuis 1996, l’OCDE ne cesse d’affirmer que "les étudiants doivent payer tout ou partie de leurs cours". En 2001, un autre rapport (Quel avenir pour l’école ?) affirme : "Le principe de l’intégration de la politique et de la pratique scolaire dans une logique plus vaste de formation tout au long de la vie est aujourd’hui largement admis".

Le salarié responsable de son employabilité

"C’est dans cette situation de crise quasi permanente, que s’exerce la pression pour que l’on utilise mieux l’enseignement au service de la compétitivité des entreprises", explique Nico Hirtt [2]. Et de citer le rapport de l’OCDE de 2001 qui conseille d’adapter les programmes scolaires : puisque tous les jeunes "n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur", "les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin". Ce serait du gaspillage, commente Hirtt.

Au milieu des années quatre-vingt dix, la commission Boissonnat (puis celle dirigée par Fauroux) affirme qu’il faut "cesser d’identifier formation et scolarisation pour penser véritablement la construction des compétences tout au long de la vie"  ; les contenus de l’enseignement obligatoire doivent "échapper à la tendance à l’amoncellement, ou à l’utilisation des disciplines (surdéterminées par l’obsession du diplôme)" ; "les modes d’évaluation des connaissances et aptitudes ainsi que la validation des compétences des individus ne peuvent rester ceux des seules « épreuves » formelles d’examen ni celle des seuls diplômes académiques" ; la nouvelle mission de socialisation de l’école est de développer "une culture de la responsabilité". [3]

Ainsi, au nom de la "formation tout au long de la vie", le salarié doit devenir responsable de son "employabilité".

Il doit, y compris sur son temps libre, se former en permanence pour rester compétitif au service de l’entreprise. L’employeur se dégage ainsi de l’obligation de financer la formation professionnelle continue (compte épargne-temps, congé individuel de formation… vont en ce sens). Et si le travailleur doit constituer son propre capital de compétences originales et flexibles, remplaçant la grille de qualifications reconnue à l’échelle nationale, alors les diplômes et programmes tels qu’ils sont encore définis aujourd’hui n’ont plus d’utilité.

Qualifications et compétences

Après 1945, les statuts (statut de la Fonction publique en 1946) et les contrats collectifs (loi sur les conventions collectives de 1950) intègrent des grilles nationales de qualifications référencées à des diplômes nationaux.

La qualification correspond à des connaissances intellectuelles et techniques, des capacités donnant accès à un métier bien défini et assorties de droits précis. Ces qualifications définissent une grille nationale de salaires. Les fonctionnaires de catégorie A sont recrutés niveau licence ; niveau bac pour la catégorie B, niveau Brevet pour la catégorie C. Ainsi, un instituteur débutant reçoit la même paie partout en France. L’avancement dépend essentiellement de l’ancienneté. Dans l’industrie, les classifications (modifié en 1967-69) étaient ainsi établies : niveau V, pour les personnes occupant un emploi exigeant une formation équivalente au CAP, BEP ; niveau IV (bac général, technologique et professionnel) ; niveau III (BTS, DUT) ; niveau II et I (licence, maîtrise et plus). Ainsi, les ouvriers qualifiés, OQ1, niveau CAP dans la métallurgie sont-ils rémunérés au même niveau V.

Avec la mise en place du système LMD (décrets de 2001) les diplômes universitaires ont peu à peu été redéfinis. La validation des "acquis de l’expérience" permet d’obtenir, à égalité avec des études universitaires, tout ou partie d’un diplôme.

L’année universitaire ne correspond plus à un nombre d’heures d’enseignement prédéfini permettant d’acquérir un niveau de connaissances sanctionné par un examen. Les 180 ECTS d’une licence comprennent des heures d’enseignement, des stages, et "autres activités" (sic)… Ainsi définie, la licence est un grade (et non un diplôme national). Une "annexe descriptive" établit le "parcours individuel" de l’étudiant.

La "loi de modernisation sociale" de 2002 redéfinit les diplômes et les qualifications. Appuyée sur le Rapport de Virville (1996), qui proposait de remplacer les diplômes par un catalogue de compétences adaptées aux besoins immédiats du patronat, on a introduit un nouveau vocabulaire. Selon le glossaire de la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP), les termes "diplôme nationaux" et "diplôme d’État" s’appliquent exclusivement à des certifications ministérielles ; le mot "diplôme" définit une simple certification, voire le parchemin remis aux lauréats. Une licence n’est donc pas automatiquement un diplôme national.

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La qualification est redéfinie : "capacités à réaliser des activités professionnelles dans le cadre de plusieurs situations de travail, à des degrés de responsabilités définis dans un « référentiel »". La CNCP (à laquelle participent les "partenaires sociaux") tient le Répertoire national des certifications professionnelles qui atteste d’une "certification professionnelle". Elle définit et redéfinit en permanence les certifications selon les besoins de l’économie.

Entreprise, évaluation des compétences et impact sur les salaires
Produit des mobilisations de la classe ouvrière, conventions collectives et statuts, en limitant la concurrence entre les salariés, garantissent un certain niveau de salaire et créent une solidarité entre les salariés pour la défense de leurs intérêts communs face au patronat et à l’État.

L’offensive contre les conventions, les statuts nationaux et le Code du travail vise à détruire les acquis collectifs au profit du contrat individuel ("de gré à gré"), à rétablir la concurrence entre les salariés pour faire baisser les salaires. C’est sur le poste de travail, dans les actes concrets du travail quotidien que chacun doit "négocier" la possibilité d’une compétence, et sa reconnaissance en termes de salaire. Dans ce nouveau système, la rémunération du salarié ne doit pas tant dépendre de la "quantité (ou du temps) de travail fourni" et de "la nature du diplôme", mais "de l’accroissement des compétences".

Ainsi dans la Fonction publique, les organisations syndicales ont-elles participé à l’élaboration du Répertoire interministériel des métiers de l’État (RIME). Des "emplois-référence", communs à plusieurs ministères, polyvalents ont été définis. Les métiers sont redéfinis en termes de "compétences".

Remplaçant la notation administrative (et pédagogique pour les enseignants) les "entretiens d’évaluation" évalueront la capacité du fonctionnaire à accroître, à faire évoluer ses "compétences"… L’objectif est d’établir le salaire en fonction du "mérite".

Ainsi, les nouveaux Comités techniques (CT) prévus dans le projet de loi de "rénovation du dialogue social dans la Fonction publique" seront-ils saisis "des questions relatives aux effectifs, aux emplois et aux compétences, aux projets de statuts particuliers" [4]… Les organisations syndicales seront ainsi associées à la liquidation des qualifications, du statut.

Enseignement et compétences : l’accès au savoir ne constitue plus un objectif

Dans l’enseignement "l’approche par compétence" tend à se généraliser : on modifie les programmes, les contenus, les méthodes pédagogiques et les évaluations La réforme introduite en Belgique francophone dès 1997 montre en quoi il y a mise en cause des savoirs disciplinaires.

En 2001, le ministre belge de l’Éducation expliquait : "Les connaissances restent objets d’enseignement mais en tant que moyens au service de...", "d’outils à mobiliser". Ainsi, c’est clair, commente Hirtt, "l’accès au savoir ne constitue plus un objectif d’enseignement. Les savoirs sont relégués au rang d’instruments devant servir au développement des compétences" [5]

Il faut non seulement diminuer les contenus, mais aussi redéfinir les connaissances.

Pour le ministre belge, indique Hirtt, les seuls savoirs utiles sont ceux qui peuvent être mobilisés "dans des situations de vie". Et Hirtt commente : "Avez-vous jamais mobilisé Émile Zola, le calcul intégral, la peinture expressionniste, la tectonique des plaques (…) le subjonctif imparfait, la pensée philosophique de Descartes ou la théorie de la gravitation dans « des situations de vie » ? Probablement non. Aussi dans l’approche par compétences, on n’apprend plus le français, l’anglais, la littérature, on apprend à communiquer. Au cours de sciences on ne cherche plus à comprendre le monde naturel, on apprend à étaler un peu de « culture scientifique » sur une affiche ou sur un site Internet. On n’apprend plus l’histoire, on apprend à lire un document (accessoirement historique) et à le résumer ou à attirer un candidat-touriste par quelques beautés de l’architecture gothique…".

Exagérations ? Hirtt donne un exemple du mépris des savoirs dans les nouveaux programmes belges. Le programme d’histoire de la cinquième année du secondaire (équivalent de notre classe de Première), comporte 70 pages, l’essentiel est consacré à "expliquer et justifier l’approche par compétences, à indiquer des directives méthodologiques extrêmement rigides (…) Une seule page, sous forme de tableau est consacrée à expliquer les contenus que les élèves devront « mobiliser en vue de la réalisation de tâches ».

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Nous n’avons pas omis une ligne, pas un caractère (…) Peut-on afficher plus clairement que ce que les élèves retiendront de l’histoire n’a finalement aucune importance ?".

C’est la même logique qui conduisit en 2007, le candidat Sarkozy à l’élection présidentielle à déclarer : "Dans la fonction publique, il faut en finir avec la pression des concours et des examens. L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves... Imaginez un peu le spectacle !".

L’évaluation des compétences en langue aux avant-postes des "réformes"

Adopté en 2008, le Cadre européen commun de références pour les langues (CECRL) est un instrument qui décrit aussi complètement que possible a) toutes les capacités langagières, b) tous les savoirs mobilisés pour les développer et c) toutes les situations et domaines dans lesquels on peut être amené à utiliser une langue étrangère pour communiquer.

Couvrant la formation initiale et la formation continue, il va dans le sens des futurs crédits européens ; le niveau de compétence évalué est indépendant de la durée de formation. Chaque niveau valide plusieurs compétences : compréhension écrite, expression écrite, compréhension orale, expression orale divisée en "prise de parole en continu" et "parole en interaction".

Jusqu’à présent, ces activités, en cours de langues étaient organisées autour d’un texte ; l’élève avait une note d’oral et une note d’écrit. La cohérence dans l’apprentissage et dans l’évaluation était liée à l’organisation de la progression annuelle de la classe établie par le professeur en référence au programme.

Dorénavant, pour apprendre une langue, l’élève participera à plusieurs groupes ; chaque groupe sera sous la responsabilité d’un professeur différent et ce, indépendamment du nombre d’années d’études (dans un même groupe pourront être rassemblés des élèves de LV1, LV2, de lycée d’enseignement général et de lycée professionnel lorsque les établissements ne sont pas trop éloignés).

La validation de chaque compétence doit se faire indépendamment des autres compétences. Ainsi, en compréhension orale, le professeur d’Anglais dit "Pierre is going to collect Martine at the train station" ("Pierre va chercher Martine à la gare"). L’élève écrit : "Pierre is going to collect Martin at the train station" ("Pierre va chercher Martin à la gare"). L’élève ne sait pas écrire Martine, ou oublie la lettre "e" ; la compétence "compréhension orale" est néanmoins validée.

L’apprentissage de la langue est ainsi réduit à la "communication". L’aspect culturel est évacué ou réduit à "J’organise un voyage en Angleterre ; j’écris un mail pour demander un document sur le château de Windsor". La littérature sera réservée aux seuls les élèves inscrits dans les "pôles d’excellence." en L ; pour les autres, elle sera inutile...

Chaque compétence est évaluée dans un contexte spécifique, calqué sur l’apprentissage professionnel de compétences. L’objectif est d’évaluer des savoirs, une habileté, l’autonomie et la responsabilité dans le processus d’apprentissage. Car il faut aussi habituer le jeune à l’autonomie et à la responsabilité sur un poste de travail et le préparer à la "mobilité". L’évaluation inclut des aptitudes comportementales, des "savoirs êtres" (demain, des performances sur un poste de travail).

C’est aussi le début d’un processus menant à la fin du baccalauréat : l’intrusion des boites privées (Cambridge, Cervantes…) pour faire passer les certifications de langue pourra être généralisée…

La loi d’orientation de 2005 : programme et socle commun

Selon la loi d’orientation du 23 avril 2005, "la nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République". Le "socle commun de connaissances et de compétence" (présenté comme le "ciment de la nation") définit un périmètre limitatif de connaissances disciplinaires par rapport aux programmes de collège (décret du 11 juillet 2006).

Un décret de 2007 met en place le "livret de compétences" au collège pour évaluer ce "socle commun" : "Constitué au cycle des apprentissages fondamentaux, le livret personnel de compétences est transmis aux écoles et établissements dans lesquels est inscrit l’élève ou l’apprenti jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire. Il est remis à ce dernier à la fin de la scolarité obligatoire" [6].

L’attestation délivrée à la fin du collège (palier 3) comporte sept compétences du socle commun, subdivisées en "sous-compétences" : elles sont toutes à valider. De plus, il n’y a pas vraiment de cadre pour délivrer les compétences : ainsi, en langue vivante, selon les établissements il est plus ou moins difficile d’obtenir le niveau A2…

Le "livret de compétences" redéfinit les apprentissages en termes de compétences. Il se superpose aujourd’hui à l’évaluation classique des connaissances. Un récent rapport parlementaire propose la suppression du "brevet tel qu’il existe actuellement", son remplacement par "l’attestation de maîtrise des connaissances et compétences du socle commun" (Le Monde du 3 avril 2010).

Officiellement, il n’en est pas encore question, mais il est prévu qu’à partir de la "session 2011, toutes les compétences du socle commun sont prises en compte" [7](grille de références publiée en septembre 2009). À terme, l’évaluation des compétences doit remplacer l’évaluation des connaissances.

Le 13 octobre 2009, Sarkozy présentait le livret de compétences du lycéen : "Le charisme, l’attention aux autres, le sens du travail en équipe, la capacité de prendre des responsabilités, dans le monde professionnel, compteront beaucoup ; cela doit compter davantage dans l’évaluation que l’on fait de vous au lycée. L’engagement des élèves sera formellement reconnu, grâce à la mise en place du livret de compétence (...). Les initiatives que vous prendrez (...) seront prises en compte (...) et (...) deviendront un élément d’appréciation pour l’entrée dans l’enseignement supérieur".

Ainsi, l’élève n’est plus qu’un travailleur en formation qui devra maîtriser un certain nombre de compétences pour occuper un emploi. Le "portofolio de compétences" mis en place pour les étudiants en master (et futurs enseignants) montre les ponts entre l’université et le monde du travail. Quand on sait que dans la liste des "compétences sociales et civiques" du "socle commun", figure, par exemple, "la volonté de résoudre pacifiquement les conflits", on ne peut s’empêcher de penser au "livret de l’ouvrier" (instauré en 1803 par Napoléon comme outil de "bonne police" pour soumettre l’ouvrier au patronat et à l’État bourgeois). Tout cela préfigure la couleur du nouveau bac (prévu en 2013) !

"L’approche par compétences" au service du capitalisme

"L’approche par compétences" (APC), présentée comme une pédagogie novatrice est en réalité la négation des travaux de Piaget, Vygotski et des approches de Freinet. Dans la pédagogie constructiviste (Piaget, Freinet…), le savoir constitue le but même de l’apprentissage. L’activité de l’élève est le moyen de le faire accéder au savoir.

Avec l’APC, "le savoir n’est qu’un outil, un accessoire dont on peut occasionnellement avoir besoin pour réaliser une tâche", dit Hirtt. "Peu importe qu’on le maîtrise entièrement ou qu’on n’en maîtrise qu’un aspect utile dans le contexte de la tache prescrite".

Un élève peut, par exemple, réaliser une affiche pour inciter les touristes à visiter le château d’Amboise indépendamment de toute connaissance et compréhension de la Renaissance. L’important c’est que la tâche soit menée à bien, c’est la capacité à "gérer des situations professionnelles de plus en plus complexes et événementielles". Et pour le salarié, l’évaluation des compétences implique sa disponibilité, sa soumission personnelle et temporelle aux besoins de l’entreprise.

Analysant les effets de la réforme en Belgique, Hirtt constate qu’il y a abandon des savoirs structurés au profit de vagues compétences dites transversales : "résoudre un problème", "faire une recherche documentaire", "communiquer"… dont la définition est très floue. Il cite une des critiques formulées à l’égard des "socles de compétences" de la Communauté française belge : "l’acquisition des procédures élémentaires" comme "la maitrise des opérations arithmétiques élémentaires n’est pas mentionnée explicitement", seules sont mentionnées les situations où l’élève doit reconnaître l’opportunité de l’usage de ces procédures : "Le texte passe (…) à la mise en œuvre de ces procédures dans des situations où l’élève doit reconnaître l’opportunité de leur usage".

Le caractère flou des programmes belges permet des mises en œuvre à géométrie variable. Dans la réalité, c’est le professeur qui décide de la nature et des savoirs à mobiliser, selon le "public scolaire" et le projet d’établissement. Cela accroît la ségrégation sociale, conduit à une très forte polarisation entre écoles (ghettos de riches et de pauvre).

Au milieu des années 90, le Livre blanc de la Commission européenne sur l’Éducation et la formation suggère de remplacer les diplômes par une certification modulaire. Redéfinir les diplômes, c’est ce que proposait Allègre en 1999 : "Les diplômes font l’objet de modalités de certifications modulaires adaptées à la diversité des accès à la qualification des candidats". Détruire le système national des grilles de qualifications et diplômes afin de rétablir le maximum de concurrence entre les salariés, telle est la réelle fonction de "l’approche par compétences" et de l’évaluation des compétences qui se développe dans le système scolaire et dans l’entreprise.

S’interroger sur les savoirs disciplinaires, les contenus à enseigner et les méthodes permettant la construction de ces savoirs est une réelle nécessité. Mais pas plus que la production de biens matériels, l’enseignement ne peut être déconnecté de la société dans laquelle il s’insère.

Le capitalisme en crise ne peut assurer un véritable droit à l’instruction, au savoir, un véritable droit au travail… Combattre aujourd’hui pour l’abrogation de toutes les "réformes", pour le droit à l’instruction pour tous, pour la gratuité de cet enseignement, pour la défense de la valeur nationale des diplômes… est cependant une nécessité (de même qu’il faut combattre contre les licenciements, pour le droit au travail…). De même faut-il militer pour imposer aux organisations du mouvement ouvrier de rompre avec "dialogue social" qui conforte le gouvernement.

Mais tout progrès arraché est immédiatement remis en cause. Combattre contre les réformes (ou pour les freiner) ne va pas dans le sens de restaurer un "âge d’or" pour le moins mythique. Mais cela accroît les contradictions du système et contribue à en accélérer l’éclatement. Et surtout cela crée les conditions pour rassembler une force organisée dans l’objectif d’en finir avec le capitalisme, de réorganiser l’économie et la société selon les besoins de la masse de la population et non d’une minorité de propriétaires à la recherche du profit.

Hélène Bertrand

site Emancipation : http://www.emancipation.fr/spip.php...
L’Émancipation syndicale et pédagogique - 7/05/2010