Un mois de grève des enseignants en Jordanie - Une légitimité populaire nationale

En Jordanie, après près un mois de grève, les enseignants ont repris le travail, la tête très haute, avec des augmentations substantielles de salaire. Selon le syndicat de l’enseignement public qui, selon lui, représente 100 000 enseignants, la revalorisation obtenue va de 35 à 75%.

L’article article ci-dessous qui nous a été transmis a été écrit lors de la 4e semaine de grève. Nous le portons volontiers à la connaissance de nos lecteurs d’autant qu’il replace de cette grève dans l’histoire du syndicalisme enseignant en Jordanie.

Un mois de grève des enseignants en Jordanie - Une légitimité populaire nationale

« Avoir faim ensemble ou être rassasiés ensemble »  : Ce qu’un gouvernement non élu ne comprend pas

mardi 1er octobre 2019, par ALI Doua, JARRAR Shaker

Pendant de nombreuses années, aucune revendication n’a occupé l’espace public, contrairement à la grève illimitée des enseignants, qui en est à sa quatrième semaine et est probablement la plus longue de l’histoire de la Jordanie. Outre la grève qui a affecté le quotidien de la plupart des familles jordaniennes qui n’ont pas envoyé leurs fils et leurs filles à l’école depuis juin, la question des enseignants a généré un sentiment général que les ressources du pays ne peuvent plus être gérées comme elles l’ont été au cours des deux dernières décennies.

Cette affaire, qui a au moins apparemment pris la forme d’une confrontation entre le gouvernement et le syndicat d’enseignants [1], en dit long sur la composition, la motivation et les bases des deux camps. Bien que la solidarité populaire généralisée ne relève pas seulement d’une sympathie pour le syndicat, mais d’une compréhension de la convergence d’intérêts avec ce dernier, la performance du syndicat des enseignants a contribué à élever cette solidarité. Il n’est pas exagéré de dire que cette performance est la plus dure et la plus engagée de l’histoire des syndicats jordaniens depuis que la loi martiale a été levée en 1989, après des décennies au cours desquelles l’activité des partis et des syndicats a été menée à huis clos.

Dans les déclarations du gouvernement - nombreuses - au cours des deux derniers jours, y compris lors d’une prise de parole à la télévision et d’une conférence de presse de Razzaz et de plusieurs de ses ministres, le gouvernement a souligné à plusieurs reprises que le syndicat était intransigeant dans ses revendications et que le gouvernement avait soumis des propositions de solution, dont la plus importante était la prime proposée pour le système d’échelon, soit un montant compris entre 24 et 31 dinars, et qu’en retour le syndicat n’a rien a proposer sinon des excuses et la reconnaissance d’une revalorisation de 50 %. (...). Cela reflète le fait que le gouvernement refuse d’admettre, ou d’accepter, que le syndicat est vraiment fort. Il refuse également de prendre acte que cette force ne provient pas de l’obstination du dirigeant ou du porte-parole du syndicat, ni de la composition de l’ensemble de son conseil, mais du fait qu’il a porté une revendication unanime au sein de ses adhérents et l’a inscrite de fait à l’ordre du jour du gouvernement, comme on suppose que le font les syndicats représentatifs.

En expliquant la fermeté par l’entêtement du syndicat, Razzaz feint d’ignorer que ce dernier parle au nom de bases larges qui ont exprimé,-et continuent d’exprimer-, leur soutien à son conseil et leur attachement à sa décision. Il feint d’ignorer que le conseil n’osera pas aujourd’hui briser la grève sans que les revendications aient été satisfaites, comme l’a déclaré un enseignant. Quiconque accède au pouvoir – quel qu’il soit -, avec les suffrages exprimés par le peuple est bien conscient du fait que revenir sur ses revendications à ce stade est un suicide politique. C’est quelque chose que ne peuvent comprendre des gouvernements qui ne sont pas issus du peuple.

S’agiter pour dissoudre le syndicat et poursuivre son conseil est une menace qui ne peut plus être mise à exécution. Le syndicat est non seulement issu d’une légitimité populaire que le régime a combattue depuis des décennies, mais son conseil élu et représentant des dizaines de milliers de personnes a acquis une force qu’aucune structure organisée n’a acquis depuis des années, une force qui oblige de nombreux syndicats, comités et courants à désavouer la position du conseil des syndicalistes professionnels alignée sur le gouvernement, sans parler du large soutien à la grève des citoyen.e.s, directement ou indirectement.

« Avec l’enseignant », mais...

Le gouvernement a fait presque tout ce qui était possible pour monter l’opinion publique contre les enseignants. Il a tenté de diviser le corps pédagogique en s’adressant directement aux enseignants et en leur donnant une augmentation sans passer par un accord avec le syndicat. Il a menacé de les sanctionner par des mutations ou des baisses de salaire. Il a utilisé des étudiants pour faire pression, a menacé de faire appel à des enseignants suppléants et a invité les parents par divers moyens à envoyer leurs enfants à l’école. Mais tout cela a échoué presque complètement. Même si nous reprenons le chiffre donné par le ministère de l’Éducation qui veut que 71.758 élèves sont dans leurs salles de classe aujourd’hui, cela n’équivaut qu’à cinq pour cent du nombre total des élèves, évalué à près d’un million et trois cent soixante dix neuf mille élèves.

La majorité des gens se rendent compte, par solidarité ou par réalisme, que la seule partie qui a le pouvoir de mettre fin à la grève est le syndicat. En même temps, ils se rendent compte que le moyen le plus rapide de ramener leurs fils et leurs filles à l’école est de faire pression sur le gouvernement pour qu’il propose une solution qui fasse que le syndicat ne transige pas sur sa demande.

En retour, l’argumentaire gouvernemental a échoué, qui se voulait rationnel, transmis par l’intermédiaire d’ex-ministre ou ex-députés, selon lequel on peut être « avec l’enseignant » [2]mais contre la grève. La première condition de la solidarité est que la personne solidaire reprenne les revendications de ceux dont elle est solidaire, et ne se mette pas à les négocier, se transformant en partenaire de son adversaire. Ceux qui sont solidaires à la condition qu’ils ne peuvent pas peut-être accepter la demande d’augmentation, mais ne peuvent pas être en désaccord avec la demande d’excuses, admettent depuis le début que le gouvernement a commis une erreur dans son traitement du sit-in. Mais en échange de leur pression sur le syndicat pour qu’il renonce à l’augmentation, ils ne poussent pas le gouvernement à s’excuser...
Être avec l’enseignant signifie être avec ce que veut l’enseignant. Il refuse d’être un facilitateur professionnel qui organise un processus administratif quotidien pour tenir les enfants à l’écart de la rue tout en n’ayant pas accès à une vie décente ni aux moyens de fournir un enseignement convenable.

« Le même bateau » ?

Le syndicat a mis en avant le discours de la justice sociale, inédit, qui a brillé par son absence ou sa marginalisation dans les syndicats et des partis (...) l’exemple le plus parlant en est peut être la formule répétée par le vice doyen, Nasser Nawasra : « Avoir faim ensemble ou être rassasiés ensemble ». L’expression est porteuse de deux messages, l’un destiné au gouvernement et l’autre au public. Le premier est, en substance, un message adressé à la classe dirigeante et à ses bénéficiaires, et pas seulement à une équipe ministérielle, l’informant que ce degré d’inégalité sociale n’est plus autorisé dans un pays qui demande ce qu’on se serre la ceinture au prétexte d’un manque de ressources et ‘d’une augmentation de la dette année après année. La seconde est un appel à la société à prendre la responsabilité de se défendre, dont le premier geste consiste à se solidariser des enseignants.

Le gouvernement nous rappelle dans la langue d’un bon père que nous sommes dans « le même bateau », et que le perdant dans l’équation de la grève est la patrie. En même temps, il continue de se soustraire à sa responsabilité quant à l’issue de cette crise et de ses conséquences si elle continue, feignant d’ignorer les événements du sit-in du 5 septembre et le rôle qu’il y a joué en insultant les enseignants et en en faisant des ennemis. À leur tour, les enseignants redéfinissent la patrie sur la base de l’égalité et de la justice, refusant de transformer les slogans nationaux en un outil permettant de faire taire leurs voix pour réclamer une vie et un avenir meilleurs.

Les enseignant.e.s se rendent compte qu’il est essentiel d’améliorer leurs salaires, non seulement pour améliorer leurs performances, mais également pour préserver leur dignité. Il est vrai qu’ils exigent des excuses pour les humiliations subies lors du sit-in, mais leur dignité signifie également l’absence de pauvreté, malgré ce que disent ceux qui ne ne leur ressemblent pas, à savoir que la pauvreté serait une chose et que l’absence de dignité en serait une autre. (…) On ne pourra pas d’adhérer à des slogans vides sur le statut de l’enseignant alors que ce dernier se sent lui-même humilié matériellement et quotidiennement.

Triomphe pour tous

Il existe un sentiment général et une prise de conscience collective que l’enseignant doit triompher, pour lui et pour les autres, afin de démontrer que si ce secteur peut tenir tête à un cours sur trois décennies, d’autres secteurs peuvent le faire et qu’il est possible de tenir tête aux adeptes et aux tenants de cette approche, à ses représentants locaux et internationaux et de mettre en échec leur projet, à un coût inférieur à celui des autres formes de changement.

C’est une bataille politique par excellence, menée par une catégorie porteuse de revendications professionnelles et soutenue par un grand nombre de personnes, intitulée « Restauration des institutions de l’État ». De ce point de vue, le refus de l’intervention de l’Académie de la Reine Rania dans le secteur de l’éducation du pays est une revendication politique qui reflète le refus du démantèlement des institutions de l’État et de la perte de leur valeur et de leur sécurité sociale. L’un des moyens les plus importants de ce démantèlement est la création d’organes parallèles indépendants des institutions gouvernementales, qui a contribué à absorber les ressources de ces institutions et leurs cadres. Des organismes parallèles opèrent dans leur propre monde administratif, soit une forme de privatisation qui n’est pas soumise au contrôle imposé, du moins théoriquement, aux ministères.

Le démantèlement des institutions gouvernementales et la restriction de l’espace public a affaibli la capacité des enseignants et d’autres personnes à s’auto organiser. Le traitement de cette grève prolonge des décennies de restriction de l’action syndicale, qui a conduit à vider de leur sens de nombreux syndicats, notamment les syndicats ouvriers. Selon un rapport sur la liberté syndicale publié en 2018, le nombre de syndicats ouvriers reconnus s’élèvent à 17, restés stables en quatre décennies. En revanche, les employeurs ont désormais la liberté totale de s’organiser. Ils comptent maintenant près de 100 organisations, dont des chambres de commerce et d’industrie, des syndicats et des associations d’employeurs.

Tous les syndicats ouvriers réunis ne comptent pas plus de 80 000 membres pour près d’un million et demi de travailleur.se.s, surtout depuis que la Fédération générale des syndicats ouvriers est devenue une institution semi-gouvernementale. La grande majorité des syndicats n’ont pas organisé d’élections internes démocratiques depuis de nombreuses années : sur 17 syndicats, 15 doyens ne sont pas élus et 14 commissions administratives ne sont pas élues. A l’inverse de tout cela, un syndicat élu dit qu’il refuse d’être une simple décoration légitimant le récit du pouvoir et de sa prétendue image démocratique.

Le coût du démantèlement de la grève sans succès sera énorme pour tout le monde, c’est ce qu’on compris les syndicats et les partis qui ont publié des déclarations favorables à la grève. Le doyen de l’Association des ingénieurs, Ahmed Samara Zoubi, s’en est exprimé clairement hier en disant : « Il est interdit à l’enseignant vaincu de retourner en salle de cours. Si l’enseignant est vaincu - Dieu nous en préserve - nous serons tous vaincus. Vous n’êtes pas seuls. ».

La majorité de la société reconnaît qu’elle investit personnellement dans la victoire des enseignants, que leur défaite entraînerait davantage d’arrogance et renforcerait la capacité du gouvernement de réprimer diverses formes de protestation et la vie politique en général. Cela confère à la grève des enseignants sa légitimité populaire nationale, et retire également cette légitimité à un gouvernement auquel on cherche une alternative, probablement.

Shaker Jarrar, Doua Ali, 1er octobre 2019


• Source : https://www.7iber.com/politics-econ...نجوع-معا-أو-نشبع-معا/
• Traduction : Luiza Toscane.

Notes

[1C’est en 2011 que les enseignants jordaniens ont arraché par des luttes et une grève le droit de créer leur syndicat.

[2« Avec l’enseignant », slogan repris par le compte-twitter du même nom : #مع_المعلم (NDLT)