Il y a 5 800 ans, la première lutte de classes meurtrière ?

Tell Brak. La cité antique se situe au nord-est de la Syrie, entre les actuelles villes de Hassake et Qamishli, et a été occupée du VIIe au Ier millénaire avant notre ère. Au début des années 2000, des fouilles archéologiques ont mis en évidence son expansion, sa croissance démographique, le développement de puissantes institutions et, en bordure de la ville, des traces de massacres.

Expansion de la ville

Tell Brak est une ville constituée d’un large monticule central, haut de 40 m, densément peuplé et entouré d’une ceinture d’habitats bordée de petites collines éparses. Entre 4 200 ans et 3 600 ans avant l’ère actuelle (AEA), la ville connaît une forte expansion, passant de 55 à 130 ha en superficie, suggérant le doublement de la population (passant d’environ 7 000 à 14 000 habitants).

Plus précisément c’est entre deux périodes de l’âge du Cuivre (Chalcolithique) supérieur, nommées période 2 (de 4 200 à 3 900 ans AEA) et période 3 (de 3 900 à 3 600 ans AEA) que ce doublement de taille de la ville a lieu : la ceinture périphérique au centre, constituée de regroupements d’habitats discontinus lors de la période 2, se renforce lors de la période 3 avec un habitat plus continu et une augmentation de la largeur de la ceinture [1]

Division du travail et spécialisation de la production

Entre 4 200 et 3 600 ans AEA, la production de biens manufacturés passe d’une production artisanale à une production industrielle. Par exemple, entre les périodes 2 et 3, l’analyse des poteries montre une augmentation de la quantité produite associée à une baisse globale de leur diversité, en termes de formes et de dimensions, ainsi qu’une baisse globale de qualité dans leur finition. Ceci suggère peut-être une production meilleur marché associée à une baisse de la valeur de chaque objet. En outre, certains objets plus complexes continuent à être produits, en plus petite quantité. [2]

À Tell Brak, la production est également localisée. Les vestiges montrent tout d’abord une activité manufacturière intense au niveau du monticule central, et concentrée dans une zone (nommée TW). Dans cette zone, trois stades de production ont été observés de 4 200 à 3 800 ans AEA : production artisanale, production industrielle puis intensification de cette production (dans un même bâtiment de plusieurs fours, plusieurs meules à grain, de nombreux outils et objets, standards et de luxe, des collections de matériaux bruts et de nombreux conteneurs portant des sceaux ont été trouvés. [3] Au cours de la période 3 (de 3 900 à 3 600 ans AEA), une industrie de petite échelle est également présente en périphérie du monticule central avec de la poterie, le traitement de cuirs et textiles et la production d’objets en pierre. Une partie de la production semble avoir ainsi été délocalisée du centre vers la ceinture de la ville.

En outre, les nombreux conteneurs retrouvés au niveau du monticule central, concentrés en un même endroit (TW), témoignent de la centralisation de l’arrivée des matières premières et d’éventuels produits manufacturés.

L’augmentation de la taille de la ville entre les périodes 2 et 3 est aussi associée à des modifications dans les campagnes alentour. Certains villages se vident ; l’agriculture ne semble pas s’intensifier mais prendre plus d’espace, avec un faible épandage de fumier, repoussant l’activité pastorale dans des contrées plus reculées (d’après des analyses isotopiques d’azote et de carbone (voir note 1).

À Tell Brak, la concentration de la production dans certains lieux, en dehors des foyers, met ainsi en évidence une division du travail. La standardisation de certains objets associée à la fabrication de quelques rares objets de grande valeur (comme un calice en obsidienne et marbre, vraisemblablement façonné sur place) témoignent quant à elles d’une spécialisation de la main-d’œuvre (voir note1).

Présence de classes sociales ?

La population vivant autour du monticule central semble plus pauvre, au regard de la plus forte présence de porcs trouvée dans l’alimentation par rapport à celle des habitants du monticule central (le porc est peu cher par rapport aux autres animaux domestiques) (voir note1).

En outre, alors que des cimetières sont localisés en bordure de la ville, certains individus sont enterrés au niveau du monticule principal, et avec parfois des objets remarquables. Ces données suggèrent ainsi une stratification de la société. Une augmentation des inégalités semble se dessiner à la fin de la période 2 (4 200 à 3 900 ans AEA). [4]

Au cours de la période 2, un immense bâtiment est construit, à côté de la zone d’activité manufacturière du monticule central, en même temps que cette zone d’activité passe de l’échelle artisanale à l’échelle industrielle. Autour de 3800 ans AEA, ce bâtiment est vidé et en parallèle, un autre grand bâtiment est construit. On trouve dans ce dernier de nombreux conteneurs scellés et la trace de festins (présence notamment dans une cour d’os de nombreux animaux, avec parfois des carcasses entières, et d’assiettes). Ces deux bâtiments donnent ainsi l’impression d’avoir été des bâtiments d’administration publique (et de festins également pour le deuxième, vraisemblablement ouverts à de nombreuses personnes).

  • Idole aux yeux de Tell Brak, 3500-3000 AEA

La diversité des sceaux associés aux conteneurs augmente entre les périodes 2 et 3, suggérant une plus grande diversité de fournisseurs (sans idée de la taille des domaines exploités) et une bureaucratisation plus complexe (voir note 3).

Ces deux bâtiments administratifs sont interprétés comme témoignant de la présence d’un pouvoir non religieux. Ce pouvoir est complété par un autre pouvoir, quant à lui religieux (et peut-être lié au précédent), mis en évidence par la présence au niveau du monticule central d’un grand temple, le “Temple aux yeux”. Il s’agit d’un grand bâtiment dans lequel on trouve des milliers de petites figurines taillées dans du calcaire, appelées “idoles au yeux”, de sceaux et d’amulettes. Ce temple a été construit au IVe millénaire, soit après la première phase d’industrialisation et la construction du premier bâtiment administratif (voir note 1).

  • Idole aux yeux de Tell Brak, 4000 AEA

Ainsi l’analyse des données à Tell Brak semble montrer une cité présentant des classes sociales, c’est-à-dire des groupes d’individus dont la place est différente au sein du système productif, en lien avec la propriété privée des moyens de production, et amenant à des inégalités de richesse entre certains de ces groupes. La ou les formes de ces propriétés privées ne sont pas précisées par les vestiges. La structuration des plus puissants, en élites ou en corporations, n’a pas non plus été décelée.

Trois fosses communes

Trois fosses communes ont été découvertes lors des fouilles de 2006-2007 dans la ceinture de la ville près de la colline Majnuna, à 400 mètres au nord du monticule central. Les deux premières fosses sont datées de 3 800 ans AEA et séparées d’une période estimée à moins de dix ans. La première comporterait plusieurs centaines de corps (une cinquantaine ont été excavés) et la deuxième en comporte 90. La troisième est un peu plus récente, datée de 3 600 ans AEA, et comporte au moins 35 corps.

Dans chaque fosse, les défunts ont été enterrés en même temps. Les corps sont en effet empilés les uns sur les autres sans ordre apparent, ce qui dénote des traditions habituelles d’enterrement, stables sur plusieurs millénaires, consistant en des sépultures individuelles ou collectives dans des cimetières avec des corps alignés. Les corps présentent une désarticulation partielle, avec quelques traces de dents de rongeurs, témoignant le déplacement des défunts après un certain temps passé à l’air libre.

Certains crânes présentent des traces de coups portés par des objets pointus. Mais c’est surtout le profil de défunts qui amène à penser que chaque fosse commune a été formée suite à un massacre d’une partie de la population qui s’est révoltée : les deux sexes sont représentés avec un large spectre d’âges, allant des enfants aux plus de 50 ans, avec une majorité de 10-25 ans. Ce profil est différent des profils de décès liés à une épidémie, à de la malnutrition ou à une guerre causée par une puissance extérieure à la ville (les fosses sont en outre dans la ville et non au niveau des villages alentour, infirmant également cette dernière possibilité). [5]

Massacres de classes populaires

Les fosses communes de Majnuna témoignent ainsi d’une guerre civile. Mais entre qui et pourquoi ?

La première fosse commune donne un premier élément de réponse : le sommet de celle-ci est recouvert d’ossements de plus de cent carcasses de bœufs, moutons et chèvres provenant d’un même évènement. Associés à l’étude du mode de découpe, ces ossements témoignent d’un immense festin : pour célébrer la victoire ou pleurer les morts ? Le mode de découpe étant le même que celui observé dans l’un des deux grands bâtiments du monticule central, il s’agirait plutôt d’une victoire fêtée par l’administration centrale (voir note1).

En outre, l’analyse des traits dentaires d’une centaine d’individus provenant des deux premières fosses et d’une trentaine d’individus enterrés dans le monticule central montre une distance génétique importante entre ces deux groupes. A contrario, les traits dentaires des individus enterrés dans les fosses sont similaires à ceux enterrés dans un cimetière adjacent aux fosses [6]. Ceci indiquerait que les individus massacrés proviendraient de la ceinture de la ville, plus pauvre. Le mode de croissance de la cité, par migration des populations en provenance de certains villages des environs (et également les places différentes dans la production), peuvent expliquer la proximité ou distance génétique entre certains groupes.

Les individus massacrés sont donc des hommes, femmes et enfants provenant de la ceinture de Tell Brak et semblent appartenir à une couche sociale pauvre. On ne sait s’ils viennent d’un même quartier de la ville ou de plusieurs quartiers, ni leur place précise dans le système de production.

Causes des conflits ?

Quelles sont la ou les causes de ces massacres, conflits, et probables révoltes ? L’explication actuelle se fonde sur la contemporanéité de ces guerres civiles avec l’augmentation de la taille de la ville, associée à une densité plus forte et un changement manifeste dans le mode de production. La corrélation entre les massacres et ces changements sociétaux est très forte.

À partir de là, plusieurs hypothèses peuvent être formulées : augmentation des inégalités, dégradation des conditions de vie liée à un changement de mode de production, liée à une probable modification des droits de propriétés privées des terres alentour et biens matériels (comme le suggère la diversification des motifs sur les sceaux), liée à un épisode climatique venant perturber un équilibre économique fragile… peuvent avoir amené à la révolte des classes les plus pauvres, et à leur répression dans le sang.

Premières traces de violences de masse dans la région

Ces types de massacre sont les plus anciens trouvés jusqu’alors en Mésopotamie (3 800 ans AEA). Deux autres sites montrent des violences de masse, autour de la même période, mais sont associés à la destruction de la ville ou de bâtiments par le feu. Ainsi le site de Hamoukar est détruit en 3 500 AEA, en lien avec une attaque provenant vraisemblablement de la ville d’Uruk, et le site de Tepe Gawra est détruit vers 4 000 ans AEA (ville plus petite, la cause du conflit, interne ou externe, est moins claire).

Ces preuves de violences de masse correspondent donc à deux types de conflits : entre deux villes (entre deux sociétés) et au sein d’une ville (au sein d’une société). Ils se situent à l’âge de cuivre au Moyen- Orient (de 5 500 ans à 3 400 ans AEA), après un Néolithique peu violent. Ils sont corrélés, à l’échelle du Moyen-Orient, au développement de la propriété des moyens de production et des inégalités sociales (pour plus de détails, voir article dans la revue de décembre 2024).

Des révoltes (pré)historiques ?

Si les conflits entre villes ou puissances sont assez bien documentés, les conflits de classes le sont beaucoup moins. Avant notre ère, la révolte de Spartacus (73 à 71 ans AEA) est la plus connue, dans le cadre du système esclavagiste antique. Les massacres de Tell Brak sont ainsi importants car ils se situent dans le cadre d’un système productif ayant précédé l’esclavage antique, et montrent une corrélation entre une modification du mode de production (avec vraisemblablement le développement de la propriété privée de moyens de productions comme le montre la croissance du nombre de sceaux), une modification de l’organisation sociale (et peut-être des classes sociales, en lien avec la probable modification de la propriété privée) et l’apparition de la violence de masse.

Les massacres de Tell Brak témoignent de façon claire de guerres civiles. Au vu des données actuelles, l’hypothèse d’une lutte entre deux classes sociales est la plus probable (et non une lutte entre deux clans de la même classe). Cette hypothèse pourrait être confirmée (ou infirmée) par d’autres études comparant plus précisément les populations du centre et de la ceinture de la ville (dont Majnuna) [7].

Dans la région, aucun autre massacre de ce type n’a jusqu’alors été découvert. Y en a-t-il eu d’autres dans d’autres villes, mais les traces n’ont pas été conservées ? Ou des modifications analogues de la structure sociale dans d’autres villes n’ont pas généré de telles tensions ou en ont généré, mais qui ont été gérées différemment ? Plusieurs indices archéologiques indiquent que l’apparition de classes sociales a généré des tensions. Mais pour l’heure, il s’agit des seuls massacres découverts liés, à l’échelle historique, à l’apparition des villes et des classes sociales.

Laure Jinquot, le 05/09/2024 (69)

Article paru dans la revue L’Émancipation syndicale et pédagogique n°2 octobre 2024

  • Le prochain article de cette série paraitra dans la revue de janvier : Essor de la violence à l’âge de Cuivre, au Moyen-Orient

Note : Les fosses communes de Tell Brak ont été découvertes en Syrie lors de la campagne de fouilles menées en 2006-2007. Quatre ans plus tard débutait la révolution syrienne et la répression féroce menée par le régime de Bachar al-Assad, avec le soutien direct et indirect de nombreux pays. Cette répression souligne tristement qu’en 5 800 ans d’histoire, non seulement les guerres civiles n’ont jamais cessé, mais qu’avec l’internationalisation du capitalisme, la répression dans un pays des plus démunis s’est aussi internationalisée.

Notes

[1Early urbanism in Northern Mesopotamia, McMahon, 2020, Journal of Archeological Research.

[2Urbanism and the Prehistory of Violent Conflict : Tell Brak, northeast Syria, McMahon, 2014, ArchéoOrient-Le Blog (CNRS/Lyon2)

[3Excavations at Tell Brack 2006-2007, McMahon al., 2007, Iraq. Le bâtiment décrit correspond au “Red Building”.

[4Á la fin de la deuxième période, il y a apparitions de certains objets de luxe comme une coupe en marbre et obsidienne (sources : voir notes 2 et 4)

[5Late Chalcolithic mass graves at Tell Brak ; Syria, and violent conflict during the growth of early city-state, McMahon et al., 2011, Journal of Field Archeology ou dans le livre Violences de guerre, violences de masse de Guilaine et Sémelin, 2016, Chapitre 2 de Augusta McMahon : Urbanisation ancienne, tensions sociales et violence : les fosses communes de Tell Brak

[6Societal segmentation and early urbnaism in Mesopotamia : Biological distance analysis from Tell Brak using dental morphology, Maaranen et al., 2022, Journal of Antrhopological Archeology. En plus des traits dentaires, une étude isotopique indique que les individus des fosses communes vivaient dans la localité (voir Soltysiak, 2020, AAS). L’analyse des dents indiquent également un épisode de stress (alimentaire ou maladie) (voir note 4)

[7Par exemple, l’analyse bioarchéologique des dents pourrait donner accès à une comparaison des régimes alimentaires et de l’état de santé des individus (témoins d’égalités ou inégalités sociales)