Essor de la violence à l’âge de Cuivre, au Moyen-Orient
Êtes-vous plutôt faucon ou colombe ? Hobbesiste ou rousseauiste ? Ou encore défenseur d’une origine lointaine ou récente de la violence ? Pour certains chercheurs, cette question enferme archéologues et ethnologues dans l’une de ces deux boîtes et n’aide pas la science à correctement progresser. Sans viser à déterminer l’origine de la violence au sein de l’espèce humaine, l’article qui suit cherche à retracer et comprendre l’évolution de la violence entre le Néolithique et l’âge de Bronze au Moyen-Orient.
Quelle violence ?
La violence est l’utilisation intentionnelle de la force contre soi-même, une autre personne ou un groupe et qui peut entraîner des blessures voire la mort. Ces actes peuvent laisser des traces sur les os : ce sont notamment ces traces que les archéologues analysent pour comprendre l’histoire de la violence, sachant que certaines de ces traces peuvent être ambiguës et avoir d’autres origines comme des accidents.

Sceau de l’âge de Cuivre (Tell Brak, homme terrassant un lion)
L’os, après un trauma, cicatrise à une condition : que la personne soit restée en vie. Ainsi, la présence d’une cicatrisation sur un os montre que le coup qu’a reçu l’individu n’a pas entraîné la mort de ce dernier. L’absence de cicatrisation sur l’os montre que l’individu est mort peu après avoir reçu le coup (des suites de cette blessure ou d’un autre coup dans les tissus mous).
Mais le coup reçu peut provenir d’un acte de violence ou d’un accident. Les archéologues doivent donc souvent recouper plusieurs indices afin de déterminer la cause des traumas… avec plus ou moins de consensus [1].
Avec ces données issues des fouilles archéologiques, deux principales interprétations peuvent être formulées : l’une concerne l’intensité de la violence (via la fréquence des traumas associés à celle-ci) et l’autre la forme de la violence. Notamment, deux formes de violence peuvent être distinguées : la violence individuelle (un individu s’est attaqué à un autre individu) et la violence inter-groupes (collective) lors de laquelle deux groupes s’affrontent.
Du Néolithique à l’âge de Bronze : augmentation de l’intensité de la violence
Une première comparaison peut être faite entre le Néolithique inférieur (environ 10 000 à 7000 ans Avant l’Ère Actuelle-AEA) et l’âge de Bronze inférieur (environ 3000 à 2000 ans AEA [2]. En 2012, les chercheurs Y. et O. Erdal ont comparé un millier de squelettes d’Anatolie pour chaque époque (trouvés sur plusieurs sites différents). Entre les deux époques, on peut estimer que la fréquence des traumas crâniens passe d’environ 2 % à 9 % tandis que la fréquence de traumas hors crâne reste la même (environ 1 %). En outre, il n’y a quasiment aucun mort suite à un trauma squelettique au Néolithique inférieur (quasiment tous les traumas sont cicatrisés). Ce qui n’est pas le cas à l’âge de Bronze inférieur (par exemple, 30 % des traumas crâniens sont non cicatrisés) [3]

Peinture murale du palais d’Arslantepe, jouxtant les résidences des élites
(vers 3300 ans AEA, âge de Cuivre)
Ainsi en Anatolie, au Néolithique inférieur, “si l’on considère que les traumas crâniens cicatrisés sont dus à des accidents du quotidien”, alors “la violence individuelle et les guerres n’étaient pas fréquentes, et, à minima, non endémiques”. De plus, entre le Néolithique inférieur et l’âge de Bronze inférieur, l’intensité de la violence (individuelle et/ou collective) a augmenté.
Cette tendance semble être la même dans tout le Moyen-Orient : une étude de 2014 recensant dans cette région plus de 2000 squelettes datés du Néolithique inférieur permet également de conclure à une violence de basse intensité (avec énormément de blessures guéries) [4]
Entre le Néolithique inférieur et l’âge de Bronze inférieur, se trouvent deux époques : le Néolithique supérieur (environ 7000 à 6000 ans AEA) et l’âge de Cuivre (environ 6000 à 3000 ans AEA). Dans l’étude d’Erdal en Anatolie, pour le Néolithique supérieur, environ 250 squelettes ont été analysés sur une dizaine de sites et la même tendance qu’au Néolithique inférieur semble se dégager. Cela si on exclut un site, Domuztepe (daté de 5700-5600 ans AEA, et donc appartenant selon les chronologies à la fin du Néolithique inférieur ou au début de l’âge de Cuivre), sur lequel une quarantaine de personnes semblent avoir été exécutées dans le cadre d’un ou plusieurs rites de cannibalisme (le cannibalisme est une forme de violence, mais différente de la violence entre deux individus et de la violence entre groupes), ce qui est interprété comme lié à un stress local. Pour l’âge de Cuivre, les données fournies par Y. et O. Erdal pour l’Anatolie sont très peu nombreuses. Mais si l’on regarde en Mésopotamie, les données de certains sites comme à Tell Brak, avec plus de 200 personnes tuées, laissent penser que la violence est plus forte en intensité qu’au Néolithique inférieur.
Ainsi au Moyen-Orient, entre Néolithique inférieur et l’âge de Bronze inférieur, il y a une augmentation de l’intensité de la violence, avec un saut à l’âge de Bronze inférieur, voire pour certaines régions, dès l’âge de Cuivre.
Âge de Cuivre : premières violences collectives de masse
Concernant la forme des violences, aucune trace de violence collective de masse (entre deux groupes) n’a été observée au Néolithique. Mais à l’âge de Cuivre, les premières traces d’une telle forme de violence apparaissent au niveau de villes.
Il peut s’agir de traces de massacres et/ou de destruction de bâtiments (ou de villes) dans le cadre d’un conflit. Ainsi en Mésopotamie, à Tell Brak, ville localisée dans l’actuel nord-est de la Syrie, trois massacres de trente-cinq à plus de cent personnes ont été découverts ; ils correspondent à des violences intra-sociétales datant de 3800 AEA et 3600 ans AEA. À Hamoukar, localisée 80km plus à l’est, la ville a été détruite au cours de son histoire dans le cadre d’un conflit inter-groupes en 3500 AEA. À Tepe Gawra, un plus petit site localisé en Irak, 120km à l’est d’Hamoukar, un feu a détruit la ville vers 4000 AEA (avec des traces de morts violentes, tandis que dans plusieurs niveaux on trouve des munitions en pierres et en argile) mais sa cause est moins claire : conflit, interne ou externe, ou accident [5]
De même à l’âge de Bronze inférieur, on observe des traces de massacres. Ainsi en Anatolie à Titris Höyük (en 2300-2100 AEA, au “Plaster Basin”) et à Arslantepe (en 3000-2900 AEA, à la “Sépulture 216”), une quinzaine de personnes ont été tuées. À Tepe Hissar en Iran on compte plusieurs massacres de 5 à 15 individus, entre 2900 et 1700 AEA [6]
En outre, le début du système de fortifications des villes semble apparaître vers 3500 ans AEA, à la limite entre l’âge de Cuivre et l’âge de Bronze, tandis que beaucoup de sites restent non fortifiés [7] De même, la construction sur des positions défensives, au niveau de promontoire apparaît à l’âge de Cuivre, comme à Guvercinkaya (Anatolie).
L’augmentation de l’intensité de la violence, entre le Néolithique et l’âge de Bronze, s’est donc accompagnée de l’apparition d’une nouvelle forme de violence : les violences collectives (organisées) de masse. Cette augmentation de la violence apparaît à une époque différente d’un point de vue social et environnemental que le Néolithique : elle est donc liée à un contexte socio-environnemental spécifique et est par conséquent acquise et non innée.
Sexuation ou non de la violence ?
Si l’on regarde le village d’Anatolie ҪÇtalhöyük, entre 7100 et 6000 ans (au Néolithique), une étude de 2021 indique le nombre de traumas selon le sexe : l’analyse des données montre que la proportion de traumas chez les hommes est la même que chez les femmes [8].
Pour comparaison, ce n’est pas ce que l’on observe à l’âge de Bronze inférieur à Ikiztepe, site localisé près de la Mer noire : trois fois plus de trauma crânien sont présents chez les hommes, et les blessures mortelles sont dans l’immense majorité chez les hommes (dont celles indubitablement causées par des armes). Toujours à cet âge mais à Karatas, sur 100 individus, il y a deux fois plus d’hommes avec blessures au crâne que de femmes ; et à Arslantep, parmi les 16 individus massacrés localisés dans le “Plaster Basin” s’il y autant d’hommes que de femmes avec des blessures, les hommes en ont en plus grande proportion. Ceci témoigne d’une violence plus importante au sein de la gente masculine [9].
Ainsi, l’augmentation de la violence entre le Néolithique inférieur et l’âge de Bronze est associée à une augmentation prédominante de la violence au sein de la gente masculine. Celle-ci semble donc liée à l’environnement socio-environnemental et par conséquent acquise et non innée.
En outre, l’absence apparente de différence de violence entre hommes et femmes à Çtalhöyük, associée à un faible taux de traumas, amène à penser que les féminicides par coups, et vraisemblablement le féminicide en général n’étaient pas fréquents (et en tout cas pas endémiques) au Néolithique, dans ce village.
Ces analyses pour le Néolithique doivent toutefois encore être confortées par des études plus nombreuses, à ҪÇatalhöyük mais aussi dans d’autres sites (où l’analyse sexuée concernant les traumas n’a pas été menée mais où, parfois, des différences dans le régime alimentaire sont observées, contrairement à ҪÇatalhöyük).
Au Néolithique, un premier tournant sociétal
Comment expliquer ces modifications dans l’intensité et les formes de violence entre le Néolithique et l’âge de Bronze ?
On peut d’abord observer qu’au cours du Néolithique, une rupture importante a lieu dans l’organisation des sociétés au Moyen-Orient, entre le Néolithique inférieur et le Néolithique supérieur, dont la limite à environ 7000 ans AEA présente une variabilité régionale. Ces deux époques sont notamment caractérisées par deux modes de productions différents. Au Néolithique inférieur (environ 10000 à 7000 ans AEA), la poterie, au sens de céramique, est très peu utilisée (elle est présente de façon éparse sur certains sites) et les moyens de subsistances sont fondés sur l’agriculture et l’élevage avec de la chasse et de la cueillette en une part non négligeable bien que moindre. Au contraire, au Néolithique supérieur (environ 7000 à 6000 ans AEA), la poterie se développe fortement. En outre, les pratiques d’élevage sont fortement modifiées avec l’essor du pastoralisme et le commerce prend une toute autre ampleur : si le commerce de matières premières existe depuis des millénaires, le développement de récipients en poterie favorise leur conservation, leur transport, et donc de nouveaux types d’échanges ; de plus, le développement du pastoralisme est aussi associé au développement du commerce du bétail [10].
Ces modifications des modes de production et du commerce sont corrélées à un changement majeur dans la structuration des sociétés : alors que de relativement grands sites s’étaient développés (d’une dizaine d’hectares) au Néolithique inférieur, ceux-ci déclinent à la fin de cette époque. Au Néolithique supérieur, ils ont disparu au profit de sites de plus petite taille. Ceci est interprété comme une modification sociétale majeure en réponse à un stress social généré au sein des grands sites, en lien avec la modification des modes de production ; modification qui a pu être accélérée par une modification du climat, d’intensité variable selon les régions, qui a suivi celles des modes de production.
Mais ces modifications majeures dans l’organisation de la société se font sans augmentation du degré de sa violence, qui reste toujours très bas.
Toutefois, alors que les sociétés du Néolithique inférieur sont considérées comme relativement égalitaires d’un point de vue socio-économique (avec bien entendu des variations régionales), une différenciation plus prononcée semble voir le jour au Néolithique supérieur. La pratique des sceaux scellant des conteneurs est introduite, indiquant une privatisation de ressources et une gestion administrative. Pour autant, les archives archéologiques n’arrivent pas encore à distinguer de classes sociales, c’est-à-dire des groupes d’individus dont la place est différente au sein du système productif, en lien avec la propriété privée des moyens de production, et amenant à des inégalités de richesse entre certains de ces groupes.
À l’âge de Cuivre, un second tournant sociétal
C’est au cours de l’âge du Cuivre que les premières preuves claires d’élites sociales et économiques apparaissent, en lien avec de nouvelles modifications des modes de production.
Si l’on regarde le Nord de la Mésopotamie, la production devient, à cette époque, plus spécialisée : en poteries, taille de pierres, production pastorale et agricole. La technologie du cuivre se développe : ce métal toutefois n’est pas encore utilisable comme arme ; ce n’est qu’à l’âge de Bronze qu’il le sera, en étant alors mélangé à de l’étain. Les textiles produits deviennent plus fins. À l’âge de Cuivre supérieur (période 2, de 4200 à 3900 AEA), la production en série de poteries débute et les premières traces d’une élite héréditaire, de pouvoir politique et de différenciation économique, avec une tendance à l’urbanisation, sont observées. On peut alors clairement parler de présence de classes sociales.
Ces caractéristiques se renforcent dans les siècles suivants (période 3 du Cuivre supérieur, de 3900 à 3600 ans AEA). Ainsi, les premiers centres urbains sont clairement établis, la première preuve claire d’une administration centralisée est observée, le commerce se développe avec une modification de la propriété privée (augmentation notamment du nombre de propriétaires en lien avec une augmentation du nombre de sceaux). C’est à partir de cette période que les premières violences de masse sont identifiées au Moyen-Orient.
Les deux grands centres urbains du nord de la Mésopotamie sont alors Tell Brak et Hamoukar. Tell Brak s’étend sur une superficie de 130 ha et forme un centre important de poterie localisé sur une route commerciale. Les massacres de 3800 et 3600 ans AEA traduisent une guerre civile, et sont fortement corrélées aux modifications socio-économiques : développement d’une élite héréditaire, centralisation d’un pouvoir politique et économique, développement d’inégalités [11].
Hamoukar est un centre important de confection d’objets en obsidiennes, de 15 ha, et entretient vraisemblablement des échanges privilégiés avec des zones de gisements. La ville d’Hamoukar a vraisemblablement été détruite en 3500 AEA par des troupes venant de la ville d’Uruk car, par la suite, une nouvelle ville a été reconstruite avec toutes les caractéristiques de la culture d’Uruk. Uruk est une ville localisée dans le sud de la Mésopotamie, au sud de l’Irak : c’est la plus grande ville de cette région sud, d’environ 100 ha en 3500 AEA. Cette ville ne disposait pas de certaines matières premières, et notamment pas d’obsidienne, un matériau recherché. L’attaque d’Hamoukar peut ainsi être liée à des tensions sur les marchés de ces matières premières (ou produits manufacturés liés) [12].
De façon analogue, les archéologues lient la violence à Ikiztepe à l’âge de Bronze, en Anatolie, au contrôle par la ville d’une route commerciale où transitent certains métaux, et la dépendance de la ville aux objets métalliques manufacturés (la ville est plutôt spécialisée dans la production de textiles).
Ainsi au Moyen-Orient, la violence semble prendre son essor au cours de l’âge de Cuivre en lien avec la modification de la place des individus dans la production, l’apparition de classes sociales et de leurs intérêts contradictoires ainsi qu’en lien avec le commerce et la compétition pour certaines marchandises, entre villes ou régions aux intérêts contradictoires. Ces modifications s’ancrent dans celles qui ont vu le jour au Néolithique supérieur, avec notamment le développement de la poterie, du pastoralisme et du commerce. L’augmentation de la violence semble portée par la gente masculine, essentiellement, en lien avec les modifications sociétales de ces époques.
Laure Jinquot (69), le 15/11/2024
Article paru dans la revue n° 5 de janvier 2025 de L’Émancipation syndicale et pédagogique